MAUTHAUSEN

CAMP CENTRAL, Autriche


Créé au lendemain de l’Anschluss, le camp de concentration de Mauthausen a le sinistre privilège d’avoir été l’un des camps les plus durs et les plus meurtriers du système concentrationnaire nazi. Implanté au nord du bourg de Mauthausen situé sur la rive gauche du Danube à environ vingt-cinq kilomètres en aval de la ville de Linz (Autriche), il résulte à la fois des projets économiques élaborés par la SS et de l’extension de la répression à l’ensemble du Grand Reich. Le choix du site de Mauthausen fut en effet guidé par la proximité immédiate des carrières du Wiener Graben dont le granit était réputé depuis le XVIIIe siècle pour sa qualité et sa dureté. Un premier transport de trois cents détenus, formé essentiellement de criminels de droit commun d’origine autrichienne, fut ainsi expédié à Mauthausen le 8 août 1938. Ils provenaient tous du camp de concentration de Dachau dont Mauthausen constituait finalement une simple annexe. Cette sujétion de Mauthausen à Dachau fut cependant très vite abandonnée. Dès le 18 octobre 1938, une nouvelle série de numéros matricules fut ouverte spécifiquement pour Mauthausen qui devenait ainsi un camp de concentration à part entière. A la fin de cette même année, le camp de concentration de Mauthausen comptait un millier de détenus composés essentiellement de criminels de droit commun et d’asociaux d’origine allemande ou autrichienne. La fermeture provisoire du camp de concentration de Dachau lui permit à l’automne 1939 de connaître un premier essor important avec l’arrivée de plusieurs centaines de détenus. Cet accroissement rapide de la population concentrationnaire s’accompagna d’un envol brutal de la mortalité durant l’hiver 1939-1940. En 1940, la population du camp de concentration de Mauthausen se diversifia avec l’arrivée des premiers convois de Polonais et d’Espagnols. Cette augmentation démographique, accompagnée des prétentions économiques de la Deutsche Erd-und Steinwerke qui exploitait déjà la carrière du Wiener Graben, incitèrent les autorités SS à ouvrir, au printemps 1940, un camp annexe pour Mauthausen : Gusen était créé. Le travail forcé y constituait, comme à Mauthausen, le quotidien des détenus de même que l’extermination en était le seul horizon. Le camp de concentration de Mauthausen avait en effet été classé par l’ordonnance du 28 août 1940 comme camp de concentration de catégorie III destiné aux détenus politiques, aux criminels et aux asociaux considérés tous comme irrécupérables. Et de fait, le taux de mortalité à Mauthausen comme à Gusen atteignit très rapidement l’effroyable pourcentage des 50 %. Dès l’été 1941, les autorités SS commencèrent à recourir aux assassinats par gaz utilisant à cet effet le centre d’euthanasie d’Hartheim tandis que le camp central de Mauthausen se dotait d’un Krematorium destiné à assurer l’incinération des cadavres. En parallèle, l’exploitation économique de la population concentrationnaire se poursuivait dans des conditions atroces, avec des projets et des exigences toujours plus affirmées. Cette importance économique donnée aux camps de concentration provoqua dès le mois de juin 1941 la création d’un véritable réseau concentrationnaire autour du camp central de Mauthausen composé, à l’issue de la guerre, d’une trentaine de camps annexes. Deux cent mille déportés, provenant de toute l’Europe occupée, passèrent ainsi par le réseau concentrationnaire de Mauthausen parmi lesquels cent vingt mille y laissèrent leur vie. Le camp de concentration de Mauthausen fut le dernier des camps nazis libérés. Le 5 mai 1945, l’armée américaine franchissait la forteresse de granit et découvrait l’immense et l’indicible horreur de Mauthausen. (notice historique, Archives nationales)

La parole des témoins sur le lieu de leur martyre, inlassablement répétée depuis 1947 au cours des pèlerinages des familles et au cours des voyages des professeurs et des élèves depuis les années 90 est en voie de disparition. Nous avons eu l’inestimable privilège de recevoir ces paroles, uniques et communes à la fois, ces témoignages qui chaque fois bouleversent, nous les enfants et petits-enfants, mais aussi les professeurs qui ont choisi d’assumer le devoir d’histoire, qui sont devenus “ les passeurs “ à part entière de la transmission de la mémoire. Mais aujourd’hui nous devons faire face à l’inéluctable. Comment transmettre la mémoire quand les témoins auront disparu ? C’est l’objet même de ce premier symposium et de cette réflexion collective pour trouver les moyens de la transmission. (extraits de : Mauthausen : de la mémoire à la conscience européenne, symposium 1, sous la direction de Caroline Ulmann, Mauthausen-Linz, Autriche, 29-31 octobre 2000, coll. Cahiers de Mauthausen, Amicale de Mauthausen, Paris, 2002)

LES DOUCHES

Témoignage de Pierre LAIDET, matricule 62 636 (Mauthausen, Melk, Ebensee)

L’arrivée des Déportés se fait par la porte d’entrée et aussitôt, si c’est un petit groupe, ils viennent directement sur cette place ; si c’est un grand convoi, ils passent entre les baraques et les cuisines pour venir se mettre en rang par cinq dans cette cour, au garde à vous … Nous allons apprendre le premier supplice de cet univers concentrationnaire : l’attente. Nous attendrons pour aller à l’appel, nous attendrons à l’appel, nous attendrons pour aller au travail, nous attendrons pour aller à la nourriture, nous attendrons pour aller dormir. L’attente … mettez-vous ça dans la tête, la première maladie du Déporté a été l’attente …… Nous recevons des coups : ce sont les SS qui donnent des coups de crosse, nous n’avons rien fait. Pourquoi nous cognent-ils ? Nous finissons par comprendre que ces coups, c’est pour nous montrer qu’ils ont l’autorité suprême, que nous leur devons l’obéissance absolue, que nous devons tout accepter, que nous ne sommes plus nous-mêmes, nous sommes leur Stück (Stück se traduit en français par : morceau), on ne compte pas les hommes, on compte ein Stück. On va essayer de comprendre…

… Nous arrivons dans cette première salle, nous nous trouvons en face d’hommes en blanc, ces hommes qui ont l’air de vouloir jouer le rôle de médecin sont équipés d’un seul instrument : une spatule en bois qu’ils tiennent à la main. Ils font semblant de nous ausculter, mais surtout leur gros travail, c’est de nous ouvrir la bouche pour savoir si nous avons des dents en or… nous recevons le chiffre 1, 2 ou 3 sur la poitrine. Les numéros 1 et 2 sont allés aux douches, les numéros 3, nous ne les avons jamais revus…
Le deuxième numéro que nous avons sur le ventre, c’est le numéro du coiffeur auquel nous devons nous adresser.

Nous passons dans la salle de douche : l’éclairage est très faible, cette salle carrée est contournée par un trottoir, et sur ce trottoir on va trouver les coiffeurs avec leur numéro sur le mur. On se présente chacun son tour : d’un coup de tondeuse ils nous décoiffent ; avec le rasoir, ils nous passent tout le système pileux sans trop de précaution ; une fois terminé, ils ont à côté d’eux un seau avec du grésil et un pinceau et ils nous badigeonnent de la tête aux pieds pour qu’on n’ait pas de parasites. C’est le moment de joie car nous arrivons vite sous la douche et nous nous disons que nous allons pouvoir boire. Mais ce n’est pas possible de boire parce qu’on va passer de la vapeur d’eau à l’eau glacée, à l’eau froide, c’est un choc thermique permanent, on a mal, on veut repartir sur les trottoirs mais ce sont les SS cette fois qui y sont et c’est la ruée pour nous remettre dans l’arène, c’est le grand jeu … nous n’avons pas bu.. ça a duré trois ou cinq minutes…
Une fois cette opération terminée, on nous fait rentrer dans cette salle, on nous donne une chemise, un caleçon, une paire de claquettes à semelle de bois avec une lanière ; nous les garderons tout notre temps de déportation.
On sort, on rejoint la place d’appel. Nous nous retrouvons tous, mais on se sent seul car personne ne nous reconnaît, on a changé, on est devenu des monstres, un regard… on part en quarantaine.

LA QUARANTAINE

Témoignage de Paul Le CAËR, matricule 27 008 (Mauthausen, Wiener Neustadt, Redl Zipf)

… Cet endroit qu’on appelle le camp de quarantaine a été créé avant l’infirmerie du camp, il y avait cinq baraques. C’était l’infirmerie, les blocks 16, 17, 18, 19, et 20. Le block 20, le plus mauvais block où j’ai vécu, était le bloc des “ chiasseux ", c’est devenu le block de quarantaine en 1944. Dans le block 16, on a fait des essais de nourriture à base de cellulose …ceux qui mangeaient cette mixture à base de cellulose, devenaient gonflés et atoniques. …

… habillés d’une chemise, d’un caleçon, avec des " babouches " en bois. Nous restions en équilibre pendant les appels sur ces pierres tranchantes… la turpitude des nazis pour nous déshumaniser était sans limite … il n’était pas question de se laver … devant la dégénérescence des individus, chacun est vite tombé dans l’égoïsme…. on a perdu la personnalité humaine, nous n’étions plus que des " mauvais numéros "… les mauvais numéros c’étaient les personnes âgées, elles qui avaient connu la vie, la famille… ils n’écoutaient même plus les conseils… nous les jeunes, c’était plus facile, on n’avait personne derrière…. Les jeunes raflés à la sortie du cinéma, les jeunes de Nancy, de Villeurbanne que j’ai connus, n’avaient pas de motivation non plus…. Ils ne comprenaient pas… les résistants comprenaient mieux…. Ils savaient pourquoi ils étaient là… Cette différence psychologique a joué sur le physiologique… nous avons vécu comme des bêtes…

Dans ces baraques, il y avait un coin pour les toilettes, le lavabo, ensuite un grand espace réservé à ces seigneurs Kapos allemands et chefs de block et on mettait huit cents bonshommes entassés comme des sardines tête bêche. J’avais souvent des grands pieds de Russe dans ma bouche … Quand on se levait pour aller faire pipi, on ne retrouvait pas sa place…

En hiver, on faisait " la boule ", on s’enroulait et celui qui était au milieu sortait, c’était le mouvement perpétuel …
Derrière le block 20, il y avait la butte des fusillés, on entendait le bruit des balles, on voyait la charrette passer avec les corps ensanglantés, en direction du four crématoire.

Un jour, on amène mille Russes, des soldats non immatriculés, destinés à mourir d’une balle dans la tête, des détenus K (Kügel en allemand). Cinq cents étaient déjà grabataires.

Le 20 janvier 1945, les officiers russes décident de s’échapper. Ils avaient un plan de bataille : le 2 février, à 0H 50 du matin, moins 5 degrés, 10 cm de neige, ils attaquent le mirador, là, ils balancent des couvertures mouillées pour faire sauter les barbelés électrifiés ; avec l’extincteur et des cailloux, ils réussissent à prendre les mitrailleuses et ils sont maîtres du coin … ils partent à trois cents, trois cent cinquante … aussitôt la sirène dans tous les alentours est déclenchée … Les prisonniers repris ont tous été exécutés … Il y a eu deux survivants sauvés par une Autrichienne qui les a cachés jusqu’à la fin de la guerre…

LE BUNKER

Témoignage de Pierre-Serge CHOUMOFF, matricule 15 014 puis 47 836 (Mauthausen, Gusen I)

Les victimes arrivaient directement le long du mur et seuls 10 % de ceux qui ont passé ce porche en sont ressortis vivants. Ces 10 % ont été ceux qui travaillaient au fonctionnement de la chambre à gaz et du four crématoire.… C’est une prison conventionnelle où eurent lieu des scènes de tortures, 90 % des Déportés y furent tués. La prison est au premier étage de ce bunker, l’ensemble des autres installations sont en-dessous de cette prison.

La cour était également un lieu d’exécution. … Les futures victimes entraient par cet escalier (déshabillées si elles étaient nombreuses ou non déshabillées si c’était des petits groupes). Elles passaient un semblant de visite médicale, de façon à inspirer confiance, en réalité pour repérer surtout les dents en or. Une fois qu’elles étaient examinées rapidement, on les faisait passer par là, l’antichambre de la chambre à gaz. Dans cette petite pièce que j’ai appelée " la pièce de génération du gaz Zyklon ", ici il y avait l’appareillage que l’on a enlevé maintenant … Ce gaz était introduit dans la chambre à gaz par un petit tuyau. Le hublot de la porte était important car pour toute exécution, il y avait un médecin SS présent en principe, on regardait si les gaz avaient agi, également en introduisant un petit papier sensible.

… C’est une installation de douche, il s’agit de douches réelles ; à Mauthausen, les douches sont réelles, toute chambre à gaz a besoin d’une alimentation en eau pour nettoyer les locaux. Regardez bien cette installation qui est restée telle quelle. Ce qui a disparu, c’est l’introduction du gaz qui était là, pour neuf personnes par mètre carré.
La sortie se faisait très rationnellement. On ouvrait cette porte-ci parce qu’elle était en direction du four crématoire.

La pièce qui est associée ici est la pièce d’exécution de Mauthausen. Jusqu’à la fin de 1943, des fusillades avaient lieu à l’aplomb du block 20 (on vous en parlera), mais à partir de 1943, la plupart des exécutions ont eu lieu ici, soit par balle dans la nuque, soit par pendaison.

Des Polonais ont témoigné qu’ils restaient postés ici, lors des exécutions par balle, pour nettoyer avant de faire rentrer la prochaine victime.

Ce four crématoire a fonctionné depuis le début, depuis 1940 jusqu’à 1945. Un deuxième four crématoire a fonctionné au mazout, puis faute de mazout il a été enlevé. Il y en a eu un troisième.
Le nombre de cadavres incinérés à Mauthausen est de l’ordre de soixante seize mille. Aucun corps n’était brûlé sans qu’il y ait une décharge du SS, on a trouvé la comptabilité des détenus matriculés.
Dans un tel four, on pouvait mettre jusqu’à quatre cadavres.
En 1945, il y a eu beaucoup de fosses communes, mais jamais pour les personnes exécutées, qui étaient incinérées.
Sous le musée actuel, il y a d’immenses salles qui servaient aux expériences médicales…

LES BLOCKS

Témoignage de Roger GOUFFAULT, matricule 34 534 (Mauthausen, Ebensee)

Cette baraque est d’origine.

La seule chose inexacte, ce sont les lits. En réalité ils étaient à trois étages et non deux comme ici. J’avais 18 ans, je couchais en haut, la personne âgée était en bas. J’y suis passé en 1943. Au début on couchait à deux par lit, ça faisait six personnes dans un châlit. Mais on n’était pas six Français (il y avait vingt à vingt-trois nationalités ici).

Le premier grave problème ici, c’était la langue allemande, quand on arrivait. Les premiers mots d’allemand qu’il fallait apprendre, c’était son matricule.
La première trempe que j’ai prise c’est sur la place d’appel, au garde à vous : je n’ai pas répondu à mon matricule 34 534, j’ai pris une bonne trempe, je suis resté assommé ; j’avais 18 ans, j’ai appris mon numéro dans la nuit même, j’ai passé la nuit blanche à l’apprendre…
J’ai eu la chance, si l’on peut dire, de coucher dans la baraque 9, de coucher avec un Allemand qui était dans les camps depuis 1934, il m’a appris quelques mots chaque jour … au bout d’un mois, je connaissais les principaux mots…C’était la vie des hommes entre hommes …

Le chef de block était un droit commun, les Kapos étaient des criminels en puissance. Pour donner une idée de leur sadisme, je peux vous dire que toutes les nuits ils défaisaient les fenêtres, il y avait des courants d’air … on couchait à deux, ensuite à trois, à quatre par lits, tête bêche.

Le principe ici : un pou c’est ta mort, si on trouvait un pou sur vous on vous tuait. Ils faisaient le contrôle des poux ; s’ils en trouvaient un, ils donnaient vingt-cinq coups de trique sur les reins. …

Le problème d’hygiène : si un homme avait un oubli, c’était celui au-dessous qui prenait … on ne peut pas décrire… l’homme qui est en train de mourir, l’homme qui souffre, l’homme qui a un flegmon, l’homme qui a la diarrhée… on ne peut décrire…

Ici, il y avait le " Stuben " qui s’occupait du nettoyage, le " Friseur " qui nous rasait avec la tondeuse…

De l’autre côté, il y avait la distribution du pain, de nourriture. …ce n’était pas du pain, c’était tout ce qu’on veut mais pas du pain…

Huit mètres sur douze = quatre-vingt-seize mètres carrés de surface : on couchait à trois cents pendant la quarantaine, on couchait en sardines.

Ici, c’était les " toilettes ". On n’avait pas le temps d’uriner, de faire ses besoins… il fallait penser aux camarades qui avaient la diarrhée, c’était la mort… j’ai vu tuer un gars ici parce qu’il ne sortait pas assez vite, un autre s’est pendu ici… c’était un coin atroce… il n’y avait qu’un seul moyen de supprimer la diarrhée, c’était de manger du charbon de bois, donc il fallait en ramener de la forge … ce n’était possible que grâce à la solidarité… grâce à la chaîne humaine de solidarité…Un homme isolé ne vivait que trois jours ici…

Pour vous laver, vous deviez arriver ici torse nu, le principe était d’arriver à attraper un peu d’eau … un coup d’eau, trois cents personnes en un quart d’heure… il fallait arriver au lavabo… il fallait rester toujours attentif… au coup de matraque… toujours guetter le Kapo…
Très rarement, on nous a changé nos chemises et les caleçons pour être désinfectés à l’air chaud, mais on ne récupérait pas les mêmes, on récupérait une chemise trop petite, trop grande, avec des excréments séchés, du pus…
On essayait de nous avilir, de faire de nous une bête… et malgré tout on est resté des êtres humains….

LA CARRIÈRE

Témoignage de Jean LAFFITTE, matricule 25 519 (Mauthausen, Ebensee)

Vous êtes ici dans la carrière de Mauthausen, de son vrai nom Wienergraben.

Imaginez ces falaises en arc de cercle, à ma droite, hautes de trente mètres et plus, tranchées à vif, laissant apparaître par failles successives les diverses couleurs du granit…
Imaginez ces trois étangs d’aujourd’hui, où j’ai vu tout à l’heure nager des poissons, en des fosses profondes et vides au fond desquelles s’éboulaient les rochers et les pierres. Des hommes y travaillaient…
Imaginez, là derrière moi, cette petite colline que nous appelions entre nous la petite montagne. Il n’y avait que quelques arbustes et un énorme buisson là-haut suspendu dans le vide…
Imaginez, tout autour là-bas, plus loin, ces petites collines, éventrées, avec un sol dénudé à leurs pieds… imaginez cela..

Chaque matin, mille cinq cents hommes, deux mille, plus ou moins, selon les époques, descendaient là. Nous partions du camp en une immense colonne par cinq, échelonnés par centaines, les bras collés au corps, marchant au pas cadencé comme des automates, enlevant au passage devant la grand porte notre calot de forçat pour saluer les officiers SS, défilant ensuite dans les camps SS avec de part et d’autre une rangée de soldats tenant des chiens en laisse ou l’arme à la bretelle … Puis venait la descente, dans le petit chemin que vous avez suivi pour arriver à l’escalier, elle se faisait au pas de course, sous les coups de bâtons et les hurlements des SS… Et c’était la plongée dans l’escalier, toujours cinq par cinq, avec nos galoches de bois claquant sur les pierres… Parfois il y avait des drames dans cet escalier mais à mon sens, selon mon expérience tout au moins, la descente n’était pas le plus dur.

La première fois que j’ai descendu ces marches, il m’a semblé descendre dans le cratère d’un volcan, un immense cratère. C’était à la fois grandiose et terrible, avec tout en haut, sur les crêtes, comme un immense cercle entourant cet espace, une haute clôture de barbelés et des miradors, perchés de loin en loin, sur quatre poteaux de sapin. Et bien sûr, dans chaque mirador, un soldat avec le fusil mitrailleur toujours prêt à tirer.
… très vite, c’était la course au travail, la course vers les Kommandos pour s’emparer de l’outil : pelle, pioche, pic, drague, n’importe quoi, car autrement il fallait travailler à mains nues ; les uns couraient vers les fosses pour ramasser des pierres qu’un pont transbordeur traversant la carrière et attaché là-haut par des câbles immenses enlevait sur un plateau de bois qui descendait au fond. D’autres couraient vers les baraques, les ateliers ou encore plus loin, vers le moulin à pierre qui se dressait là-bas tout noir, dans le fond…

Puis commençait ce travail dans la carrière. Dans un bruit infernal, un tournoiement continuel, le bruit des wagonnets qui s’entrechoquaient les uns contre les autres, le vrombissement des camions qu’il fallait charger à toute vitesse, le bruit des marteaux-piqueurs tenus par les hommes qui tremblaient, échelonnés un peu partout sur les roches pour percer la falaise, le halètement des compresseurs placés un peu plus loin, nous masquant toutes les issues, de sorte que, ayant travaillé là près d’un an, je n’ai jamais vu une sortie de cette carrière. Et c’était comme cela du matin très tôt jusqu’au soir, jusqu’au coucher du soleil parfois très beau…

Ainsi était le bagne, car ce cratère était un bagne, où il fallait travailler sans relâche sous peine d’être battu à mort, sous le risque de recevoir une pierre lancée de là-haut. Il fallait surtout ne pas se faire surprendre dans un moment de repos où on essayait d’échapper à sa fatigue, à la rudesse du travail…
… Il en reste ce rocher à pic que vous voyez. Les SS l’appelaient " le mur des parachutistes " par dérision. Ils y ont fait sauter des hommes dans le vide, qui s’écrasaient en bas sur les pierres comme des pantins disloqués ; l’un des premiers Kommandos de Juifs ramenés d’Amsterdam au mois d’août 1942, les Espagnols en furent témoins, a été exterminé par ce moyen.

Et puis, il reste l’escalier, l’escalier qui se dresse et qui demeure comme un monument. Bien sûr certains des nôtres regrettent qu’il ait été si bien reconstruit avec des pierres si bien ajustées, mais il a aujourd’hui 186 marches et tous les anciens peuvent aussi vous assurer qu’à l’époque du bagne, il avait aussi 186 marches. Ce que nous pouvons vous dire, c’est que le plus dur, dans cet escalier, c’était la montée. La montée du soir, après le dernier appel, où quelquefois bien sûr il manquait des hommes, la montée de cet escalier que l’on remontait à nouveau dans une immense colonne, toujours par rangs de cinq.

Montaient les premiers : les Kapos, les forts, ceux qui pouvaient s’imposer, ceux qui prenaient les meilleures places devant, repoussant les autres, les plus faibles, derrière, toujours derrière, alors commençait le soir, cette fameuse montée de l’escalier… Ceux qui restaient derrière voyaient monter les premiers, toujours cinq par cinq, on avait l’impression qu’ils montaient doucement, on se disait " ce soir ça ne montera peut-être pas trop vite ". Heureux si, ce soir-là, on montait l’escalier sans avoir comme très souvent une pierre à l’épaule, comme dernier fardeau de la journée. On les voyait monter doucement, mais ces premières centaines, ces hommes de tête, en arrivant en haut, commençaient à marcher plus vite sur le petit chemin. Alors derrière, il fallait suivre … il fallait les rattraper et c’est à ce moment que les SS, postés en file sur le mur de gauche, commençaient à cogner pour que l’on monte toujours plus vite. Et cette montée d’escalier était une épreuve terrible.

Il fallait apprendre à respirer, il fallait regarder où l’on mettait ses pieds. Malheur à celui qui perdrait un soulier ou son sabot, malheur à celui qui faisait tomber sa gamelle, malheur à celui qui tombait… de sorte que, lorsqu’on arrivait en haut, on pouvait dire fièrement, à l’exemple de nos camarades espagnols " una victoria màs " (une victoire de plus), c’est-à-dire un jour de vie…

LE REVIER (CAMP DES MALADES)

Témoignage de Jaroslaw KRUZYNSKI, matricule 26 297 (Mauthausen, Melk, Ebensee)

Je suis arrivé au camp central le 18 avril 1943, le dimanche des Rameaux.
L’Autriche est un pays au climat continental, l’année dernière (1996) à pareille époque nous étions dans la neige.

On passait nos journées dans la cour du block et au bout de quinze jours, j’avais une fièvre de cheval, un abcès à la gorge. Pour moi, la question était résolue, je me suis donc retrouvé dans ce qu’on appelait le Revier.

A ce moment-là, le Revier était composé d’une baraque de cuisine, de trois baraques de malades n° 1, 2, 3 et une petite baraque n° 4 où logeaient des médecins et une petite partie qui servait de toilettes. Je me suis trouvé dans la baraque block 2, elle était à peu près de la même dimension que celles qui existent encore en haut. À ses deux extrémités, il y avait deux portes, à l’entrée de droite, un petit cagibi avec des bacs qui servaient pour les besoins, à l’autre extrémité un autre cagibi pour le chef de block, droit commun allemand un peu sadique, il avait pour caractéristique de n’être pas gros et gras comme tous les autres car il était tuberculeux au dernier degré et il est mort très rapidement.

Nous avions des châlits à trois niveaux et on couchait à deux, trois, ou quatre, par châlit.

Les gens étaient classés par catégories de maladies : au début du block, il y avait les tuberculeux, les gens crachaient le sang, il y avait ensuite les syphilitiques et les maladies de la gorge.

La distribution de soupe : les services généraux apportaient avec eux des gamelles, on mettait la soupe là-dedans, les tuberculeux lapaient la soupe, on remettait de la soupe sans rien laver, bien entendu, les syphilitiques lapaient à leur tour .. au bout de quelque temps j’ai compris que l’affaire était cuite pour moi… et j’ai eu une chance extraordinaire, la même qu’a eue Primo Levi… il raconte cela dans Si c’est un homme Primo Levi était dans un Kommando très dur et un jour on l’a mis dans un laboratoire d’analyses car il était ingénieur chimiste, moi j’ai eu exactement la même chance. Un jour on a demandé des physiciens, des chimistes, des botanistes, je me suis dit " foutu pour foutu, j’y vais ."… je me suis inscrit comme mathématicien et comme chimiste, j’avais un certificat de mathématique générale et j’avais déjà travaillé pendant plus d’un an et demi dans un laboratoire de chimie. On nous a rassemblés, une trentaine ; est venu le capitaine SS médecin, le médecin Muller de Berlin, il a discuté et en a choisi une douzaine : trois Tchèques (dont London parle dans l’Aveu), trois Polonais, deux Yougoslaves, un Belge et deux jeunes Français, un étudiant en médecine de Grenoble et moi. On nous a ramenés à l’infirmerie SS, (quand vous sortez du camp, vous avez à gauche le bâtiment en dur qui est la Kommandantur, à droite il y avait l’infirmerie SS) et là on nous a donné la dernière pièce du fond pour faire des analyses de vitamines.

Les expériences consistaient à faire des analyses de vitamines pour chaque nationalité, et pour plusieurs catégories médicales de gens : les uns avaient la nourriture " normale " du camp, d’autres avaient trois soupes au lieu d’avoir la nourriture ” au lieu d’une, d’autres avaient une espèce de farine, et il s’agissait de faire les analyses de vitamines. ceci a duré deux ou trois mois. J’avoue très franchement que cela m’a sauvé la vie, car premièrement, nous étions à l’infirmerie SS, et nous avions un travail pas très compliqué et deuxièmement, parce que nous étions, je dois le dire, nourris correctement pour une raison extrêmement simple : à l’infirmerie SS, les médecins qui soignaient les SS étaient des Déportés, il y avait un médecin Tchèque, Podlavar, un médecin Français, Fichez, et Ginesta, un Espagnol. Ces médecins se nourrissaient avec la nourriture des SS et nous refilaient leur soupe. Cela m’a permis de passer ce cap. Au bout de deux ou trois mois, ce travail s’est arrêté, je ne sais pas pourquoi, mais le Kommando en tant que tel n’a pas été dissous, nous avons continué à habiter le Revier. Je dois dire que nous avions pratiquement un statut d’infirmier et nous logions dans le dernier petit block avec les médecins, où la vie était quand même plus facile. J’ai été affecté aux services généraux du camp, c’est-à-dire que je portais, par exemple, les vêtements à la désinfection, je portais les tinettes, je reconnais que ce travail à ce moment-là était moins pénible que tous les autres que j’ai faits après. Je suis resté jusqu’au mois d’août 1944.

Je peux vous citer des faits que j’ai vus. En octobre 1943, j’ai vu des gens faire la queue devant le block 4 : dix ou quinze hommes faisaient la queue, ensuite j’ai vu les cadavres sortir.

J’ai croisé une ou deux fois le sous-officier SS qui venait piquer les gens ; aujourd’hui, je revois encore la démarche de ce sous-officier SS et je revois ses yeux.

Un autre fait dont je peux témoigner : un jour on a dit dans le camp : " ceux qui sont les plus bancals, on va les retaper, on va les envoyer au sanatorium " . Pour nous, c’était un mot magique … ici, vous êtes dans le seul camp de catégorie 3, pour des individus " irrécupérables ". On a choisi en effet les plus " bancals ", et sont arrivés des cars avec les vitres teintées : les gars sont partis contents et ça a recommencé quinze jours après. Je ne peux pas dire le nombre exact à chaque fois, quarante, soixante ou quatre vingts, je n’ai pas de notes précises, je n’ai pas les dates. On ne pouvait pas écrire. Mais ce qu’on sait et que l’on a su très vite au camp, c’est que tous ces hommes qui avaient été mis dans les cars avaient été portés comme décédés le jour même du départ dans les registres du camp. On a su à partir de ce moment-là que le sanatorium était la mort assurée. Ça a continué et à partir de ce moment-là, les gars savaient qu’ils allaient à la mort.

Un matin, nous étions à l’appel devant le block 4. On a vu passer une quarantaine de bonshommes qui revenaient du block 8, c’était vraiment atroce : les gars se traînaient avec des bandages de papier, les excréments qui coulaient et en passant devant moi - j’étais au premier rang avec mon camarade de Grenoble, à l’appel - en reconnaissant mon triangle F, il a vu que j’étais Français et ce Français en passant devant moi, m’a regardé et a dit : " faites donc quelque chose " … Qu’est-ce que vous pouvez faire ? vous n’avez pas le droit de bouger, vous savez qu’ils vont mourir, eux savent qu’ils vont mourir, vous pouvez regarder le ciel si vous y croyez, vous ne pouvez rien faire, vous pouvez prier si vous croyez, vous ne pouvez pas les regarder en face parce que c’est trop dur, c’était ça notre vie… entre nous, ces jours-là, on avait un dicton : " aujourd’hui l’air est épais " et quand l’air était épais, on avait de la difficulté à respirer, croyez-moi…

Voilà mon témoignage de mon séjour ici, Je suis resté ici jusqu’en août 1944.
Après je suis allé dans d’autres kommandos.

LE SECRÉTARIAT

Témoignages de Juan DE DIEGO, matricule 3 156 (Mauthausen) et du
Général Pierre SAINT-MACARY, matricule 63 125 (Mauthausen, Melk, Ebensee)

Pierre SAINT-MACARY : nous sommes ici dans la pièce où était la " Schreibstube " c’est à dire le secrétariat central du camp, où les bureaucrates (détenus) géraient les effectifs.
Il y avait trois postes de secrétaires, sensiblement devant chaque fenêtre.
Le premier était un Déporté tchèque, Dany, qui gérait la totalité des effectifs, c’est à dire jusqu’à cinquante mille personnes présentes, …
Le deuxième, Hans Marsalek, devenu par la suite l’historien du camp, gérait le travail puisque les SS vendaient la main d’œuvre à des entreprises, … par exemple à Gusen, deux cent cinquante hommes tous les matins pour Messerschmitt …c’était lui le marchand d’esclaves…
Le troisième était Diego, ici présent, il accomplissait les tâches complémentaires, la principale étant de tenir l’état civil du camp. Or il n’y avait ni naissance, ni mariage, seulement des décès, c’était d’une certaine façon " l’homme des morts. "

Juan DE DIEGO : … je veux rendre hommage aux femmes … déportées et à Mauthausen aussi. Je peux vous dire que c’est l’honneur des femmes d’avoir fait grève pour ne pas aller travailler, à Amstetten, les femmes ont eu plus de courage que les hommes.

PSM : en fait, il y a eu peu de femmes à Mauthausen, de l’ordre de trois mille, arrivées dans les derniers mois de la guerre. Elles sont parties de Ravensbrück en mars et sont arrivées dix jours plus tard. Elles ont été précipitées dans le tourbillon de la fin de la guerre et en particulier, on les a envoyées effectuer des tâches spécialement pénibles et meurtrières : elles ont été appelées à déblayer les gares de Wels et d’Amstetten qui avaient été bombardées. Il y eut des tuées et des blessées par les bombardements. C’étaient pratiquement toutes des femmes NN.

JDD : … on dit : " oui les Espagnols, ils étaient bien placés "… oui, pourquoi ? parce que nous les Espagnols, quand nous sommes arrivés en 1940, les prisonniers qui étaient ici avant nous étaient tous des droits communs, ils n’avaient pas de métier ; il n’y avait pas de maçons ni de menuisiers, aucun des métiers qui puissent construire le camp. Nous qui venions d’Espagne, nous étions des travailleurs, des professionnels de tout le corps social ; tous ces murs ont été construits par les Espagnols, ils savaient travailler … être maçon, menuisier et tous les métiers du bâtiment. Etre cuisinier à Mauthausen, c’était être un comte, un marquis ou quelque chose comme ça, mais avoir simplement un métier c’était la vie … Sinon on allait à la carrière, traîner des pierres, travailler au marteau-piqueur, tailler des pavés. Ils s’empoisonnaient avec la poussière de granit ; épuisés ils mouraient sur place, parfois on les tuait sur place. La mort était partout, du haut d’un mirador ou à coups de " gummi " … Ici même, on pendait les types avec les bras retournés.

Je vais vous dire quelque chose qui va vous étonner : quand on voit les morts, on s’habitue ou on se suicide… et moi, il a fallu que je m’habitue à voir les morts, et les morts, quand on les regarde, ils ont tous une expression… soit dans les mains, soit dans la bouche, soit dans les yeux…, chaque mort dit quelque chose et chaque jour, quand j’identifiais les morts de la journée, je cherchais à lire dans leur visage qui ils avaient pu être (il ne peut finir sa phrase).

PSM : … Les Secrétaires faisaient ce qu’il leur semblait bon en fonction des ordres des SS. Ils décidaient que les Français qui sont arrivés en avril 1944 comme moi, iraient créer le Kommando de Melk. Il y avait ici un pouvoir strictement bureaucratique, ici on gérait des fiches, des häftlinge, les numéros. Tant qu’ils ne mettaient pas en cause les ordres des SS, ils avaient une relative liberté de choix. Finalement, c’était à cet endroit que se décidait, pas de façon individuelle ni précise mais en masse, le sort des gens par l’affectation qu’on leur donnait.……. Cela a été aussi un des lieux où s’est exprimé le pouvoir clandestin. Il y a eu des grands développements sur ce pouvoir clandestin, savoir s’il était tout puissant, de quelle couleur il était, ce qu’il faisait, ceux qu’il condamnait, ou ne condamnait pas ; en réalité, ici au moins, c’est un pouvoir qui s’est créé très lentement. Un pouvoir clandestin se crée par des solidarités entre les gens et en général avec des solidarités préétablies, c’est-à-dire que si vous avez été dans le même mouvement de Résistance, si vous avez été dans le même parti politique, si vous êtes de la même nationalité, vous avez des contacts entre vous, c’est la multiplicité de ces contacts qui, petit à petit, fait un appareil clandestin.

JDD : … Il y eut d’autres formes de la solidarité, par exemple, à une certaine époque il y a eu des commissions médicales qui venaient à Mauthausen et ces commissions médicales déterminaient les inaptes au travail, en fait les condamnaient à mort, et on sélectionnait les gens : tantôt à droite, tantôt à gauche. C’étaient des médecins venus de l’extérieur qui faisaient cela, des commissions spéciales ; mais nous, nous savions quand venait une de ces commissions, et l’on prévenait nos camarades et de sortir du camp ce jour-là parce que ceux qui restaient dans le camp risquaient la mort ; même malades. Il y a eu la solidarité à l’infirmerie, il y a eu des gens condamnés à mort qu’il fallait sauver. Avec la complicité des médecins Déportés qui travaillaient à l’infirmerie, quand il y avait un mort, on donnait le nom du mort à un détenu condamné par les SS, comme ça on sauvait des vies…

LES FEMMES À MAUTHAUSEN

Témoignage de Marie-José CHOMBART DE LAUWE (Ravensbrück, Mauthausen)

… Le convoi qui est arrivé ici le 7 mars 1945 venait de Ravensbrück. Nous étions quelque mille huit cents femmes ; dans ce convoi, il y avait les femmes NN de Ravensbrück et des Tziganes avec pas mal d’enfants. L’une d’entre elles a même accouché dans le train. Nous sommes les seules femmes à avoir vécu, si l’on peut appeler ça vivre, à Mauthausen. Il y eut des passages de femmes avant nous, mais elles ont disparu.
Le 2 mars à Ravensbrück, nous sommes entassées dans un train : on mettra cinq jours à arriver ici. Nous avions reçu du pain pour trois jours ; le voyage a duré cinq jours ; ce sont donc des femmes épuisées qui descendent des wagons à la gare de Mauthausen - où vous êtes passés ce matin - dans la nuit, qui traversent le village et qui montent vers le camp. Celles qui ne pouvaient plus avancer étaient abattues d’une balle dans la tête. Nous serpentions le long de ce petit chemin avec l’horrible tentation de nous laisser tomber pour en finir.

Nous sommes arrivées dans le camp. Nous sommes passées à la douche en nous demandant bien ce qui allait nous arriver puisque nous devions disparaître … On a été sauvées parce que ce voyage a duré quelques jours et qu’entre temps, une lettre était parvenue à Bernadotte, comme quoi ce convoi était en grand danger et Bernadotte (responsable de la Croix-Rouge) a négocié notre survie avec Himmler. On a été " recueillies ", si l’on peut dire, par des Kapos hommes, il n’y avait pas de femmes. On a été épouillées, nous nous sommes trouvées face à des camarades de déportation, des Déportés hommes, c’était de jeunes prisonniers russes très corrects avec nous. Nous avons été emmenées dans les blocks 16, 17 et 18, blocks de quarantaine. Moi, j’étais au 17 ; au 16, il y avait les plus malades et les blessées.
Il y avait aussi un " puff ", c’est-à-dire un petit bordel (pas le grand bordel pour les SS) qui servait aux Kapos. Nous, les Déportées résistantes ou politiques, nous n’avons jamais subi de violences sexuelles … mais c’était humiliant…
Il y a eu l’angoisse d’une première sélection qui a envoyé des femmes sur Bergen Belsen, dont la plupart ne sont pas revenues.

Quelques jours après, c’était le 20 février, on est parties au travail à Amstetten, à la grande gare de triage bombardée par les " forteresses volantes “ américaines. Nous partions à deux heures du matin, en train, on arrivait sur ce terrain où il fallait porter des poutres très lourdes, tirer les rails, c’était épuisant… encadrées par de très jeunes SS de seize à dix-sept ans, des petites brutes, des sauvages, endoctrinés par la Hitlerjungen ; j’ai vu ces jeunes jeter des pierres à des femmes pour les faire travailler plus vite, des femmes qui auraient pu être leur grand-mère…

Là, s’est passé un premier drame : un bombardement aérien par les " forteresses " américaines. Nous avons eu des camarades tuées et gravement blessées qu’il a fallu remonter.

En principe, cette équipe devait rentrer à minuit, l’équipe de relève du jour suivant devait partir à deux heures du matin. A minuit, personne… elles ne rentrent pas … nous avons appris qu’elles avaient été bombardées … Là dessus, nous nous sommes révoltées… nous avons dit qu’on ne partirait pas, ça a demandé une certaine audace évidemment… le Commandant est arrivé, revolver à la main : ‘’ si vous ne partez pas, j’en abats dix tout de suite ‘’… Malgré cet acte de résistance, nous avons bien été obligées de partir, nous sommes parties… nos camarades étaient blessées … les SS eux-mêmes avaient très peur… nous sommes rentrées épuisées…

Au deuxième relais, les SS ont décidé de ne plus nous envoyer, je pense pour deux raisons : notre travail était inefficace (nous étions épuisées et c’était trop lourd pour nous) et les civils autrichiens commençaient à nous apporter quelque linge et cela faisait très mauvais effet…

Nous sommes donc restées dans le block de la quarantaine jusqu’au début avril… où nous sommes descendues par cet escalier, les femmes marchaient difficilement et quelques-unes avaient des fractures du bassin, des jambes, elles ont été descendues par des stubel, des espèces de cuves à pain, deux manches d’un côté, deux manches de l’autre, ils avaient réquisitionné des hommes pour porter ces femmes … ces cuves étaient trop petites, les bras et les jambes dépassaient… imaginez cette descente … je ne vous donne pas trop de détails… c’était atroce …

Nous sommes arrivées dans un champ, un espèce de désert de pierres, apocalyptique, on nous a emmenées dans une espèce de grange dans laquelle on a entassé les trois blocks, avec les trois chefs de blocks … parmi ces chefs de blocks, il y avait une tenancière de maison close, une Allemande, véritable brute et ces trois chefs de blocks étaient en compétition, c’était la foire d’empoigne … dans cette baraque, il n’y avait pas de lit, quelques bottes de paille qui ont entraîné des disputes…

J’évoquerai le souvenir d’une petite Belge que nous appelions " Miette ", emmenée au Revier, avec la cavité de la hanche effondrée ; nos camarades hommes lui avaient mis une broche en fer dans le talon, on avait installé une planche en pente, on lui avait mis une ficelle et une pierre au bout, on avait mis sa jambe en expansion.….. voilà la situation de ces femmes… A l’extérieur, il y avait un minuscule ruisseau où nous allions puiser de l’eau …. On nous a mis trois tinettes assez hautes, une femme tzigane battait celles qui n’arrivaient pas à se mettre dessus…

Sentant la fin venir, les SS en uniforme ont disparu … à la fin l’encadrement était féminin. Après notre convoi, quelques femmes sont arrivées à Mauthausen. J’ai quelques témoignages. Par exemple, nous avons vu arriver des femmes polonaises et russes venant de Varsovie ; je me souviens d’un cas atroce : une jeune Polonaise qui avait tenté de s’échapper du convoi, avait été tirée aux jambes par les gardiens et ses jambes suppuraient avec des trous énormes … après des jours et des jours dans le train, elle est morte ici… J’ai vu aussi un groupe de Hongroises juives et un convoi d’Italiennes et de Yougoslaves qui venaient d’une usine d’armement … Ces dernières semaines ont été l’équivalent d’un camp d’extermination …

Nous allions mourir là quand, le 22 avril, est arrivée une surveillante me disant : " faites sortir toutes celles qui peuvent encore marcher ". On a eu très peur, on s’est dit que c’était encore une sélection, on est sorti, il y avait effectivement des hommes avec le brassard " Croix-Rouge Internationale ". La première réaction a été la joie, mais tout de suite après on s’est aperçues que c’était une mise en scène … ils ont tiré.. alors les femmes sont remontées, les blessées ont été emmenées au " Revier " en dur, dans le centre du camp ; nous sommes restées toute la nuit et finalement ces énormes portes se sont ouvertes, les camions blancs sont arrivés et la Croix-Rouge a obligé les SS à nous donner leur pain … on a roulé jusqu’à la Suisse durant trois jours… on est resté devant la frontière sans pouvoir passer….