2012-2022 : L’écriture de l’histoire


En avril 2021, l’historienne ADELINE LEE a publié
Les Français de Mauthausen, par-delà la foule de leurs noms
(Éd. Tallandier, préface de Thomas Fontaine. 732 p.),


version allégée et revue de la thèse de doctorat qu’elle avait soutenue en décembre 2014 à l’université de Caen.
Au décès de Serge Choumoff, en 2012, Adeline Lee, acceptant la sollicitation de l’Amicale de Mauthausen, avait entrepris d’actualiser les données mises en ligne en 2008 et d’apporter une indispensable validation scientifique au « Troisième Monument ».
On lira ci-dessous un extrait de l’introduction du livre d’Adeline Lee, qui met en lumière, sans porter atteinte à la spécificité des temporalités et des objectifs, le lien organique de l’historienne avec ce mémorial numérique.

Daniel Simon, juillet 2022

[…]
POURQUOI LES FRANÇAIS ?

À l’échelle de Mauthausen, dans ce camp particulier du système concentrationnaire, j’ai pris le parti d’étudier un groupe national, les Français. Je voulais retracer les trajectoires ayant conduit ces hommes et ces femmes à Mauthausen et ses camps annexes jusqu’au retour, pour ceux ayant survécu à l’épreuve. La décision de ne retenir que les Français, et non les personnes parties de France, a été largement dictée par les archives du camp, puisque la nationalité est l’un des éléments retenus, avec la catégorie du détenu, le matricule et parfois l’état civil, pour l’enregistrement par l’administration du KL [1].
Si la nationalité est ainsi aisément repérable dans la plupart des cas, puisqu’elle est presque systématiquement mentionnée sur les très nombreux documents administratifs, suivre les étrangers partis de France aurait été beaucoup plus délicat. À l’exception de ceux transférés à Mauthausen directement depuis la France ou après un court transit dans un autre camp, la prise en compte de la totalité des personnes issues du contexte français aurait imposé la vérification de milliers de patronymes, avec des résultats souvent peu satisfaisants. Dans cette logique, il eût fallu nécessairement prendre en compte en particulier le cas des républicains espagnols, qui diffère à bien des égards de celui des Français. Transférés à Mauthausen majoritairement depuis les Stalag, sans que le gouvernement de Vichy se soit soucié de leur sort, ils s’y voient attribuer le triangle bleu des apatrides, entre août 1940 et la fin de 1941, à une période où seuls quelques Français ont franchi la porte du camp central. De plus, les décisions conduisant à leur transfert en ex-Autriche sont indépendantes des politiques répressives mises en place par l’occupant dont sont victimes la plupart des détenus français.
Les conséquences de ces divergences chronologiques sont multiples : alors que les Français intègrent un univers cosmopolite, devenu tentaculaire par l’ouverture de nombreux camps annexes et fonctionnant à plein régime, les Espagnols sont, avec les Polonais, les Soviétiques et les Tchèques, les premiers détenus non allemands ayant franchi le portail d’une forteresse qui ne compte à cette période qu’un seul véritable Kommando, Gusen, vers lequel une majorité d’entre eux est dirigée. Les Français y entrent en nombre à partir de 1943, année de la prise de conscience accrue par les autorités nazies de l’intérêt économique des camps, de l’éclatement du système bipolaire de Mauthausen-Gusen, mais aussi du début de l’enfouissement des usines essentielles à l’effort de guerre allemand et d’un accroissement des effectifs du camp, en raison de l’échec du Blitzkrieg et du besoin toujours plus important de main-d’œuvre qu’il sous-entend.
C’est aussi le cadre national au sein duquel se sont souvent constitués les groupes d’entraide et de résistance internes dans les camps, sans que certes on puisse parler d’étanchéité entre les groupes nationaux. Cela conforte les précédents motifs du choix de la nationalité comme cadre d’analyse.
À cela s’ajoute enfin le constat que l’imposante bibliographie sur la Résistance, les travaux portant sur les camps de concentration ainsi que ceux ayant trait au retour, à la réinsertion des survivants et à la mémoire, s’interpénétraient finalement assez peu lorsque mes travaux commencèrent. Ainsi, les études sur la Résistance n’évoquaient le plus souvent que très rapidement le destin de ses acteurs, qu’elle divisait en grandes catégories : fusillés, déportés, morts au combat, se contentant généralement de présenter un bilan des pertes. L’historiographie concentrationnaire restait, quant à elle, encore largement dans l’ignorance des processus conduisant vers les camps un nombre de personnes toujours plus important. Michel Fabréguet, auteur d’une thèse sur le camp de concentration de· Mauthausen, le notait en introduction à son travail [2]
Convient-il de souligner que certains Français de Mauthausen ne sont pas des inconnus, que leur notoriété ait partie liée ou non avec cette déportation hors de la vie qu’ils auraient eue, qu’ils ne soient pas rentrés de Mauthausen ou y aient fondé l’honorabilité dont ils bénéficièrent ensuite ? Si l’on nomme Jean Cayrol (auteur notamment du texte du film d’Alain Resnais Nuit et Brouillard, sorti en 1956), Georges Séguy (futur secrétaire général de la CGT), Marcel Callo (figure de proue de la mémoire jociste béatifié par Jean-Paul II en 1987), le père Jacques (immortalisé par Louis Malle dans son émouvant Au revoir les enfants), le R.P. Michel Riquet, Jo Attia [3] , Pierre Daix, prétend-on que Mauthausen ait été, avec le recul, un creuset de la célébrité ? Ce serait indigne, futile et vain. Si l’on nomme André Ulmann, figure journalistique et intellectuelle de l’avant-guerre et de l’immédiat après-guerre, mais aussi organisateur de la résistance française au Kommando de Melk et premier président de l’Amicale de Mauthausen, ou Émile Valley, dont nul ne connaît le nom, mais qui présida le Comité national français à Mauthausen puis fut l’homme-orchestre, l’infatigable rassembleur du peuple de l’Amicale de Mauthausen durant un demi-siècle et affronta les tempêtes politiques de l’après-guerre, on est entendu au sein de l’Amicale, mais nulle part ailleurs. Il y a toute raison de faire nôtre l’ambition d’Yves Le Maner, pour qui il est « important qu’à côté des notables de tout poil — parlementaires, généraux, énarques... — les soutiers de l’Histoire aient aussi une trace individualisée de leur passage sur la planète Terre [4] ».
La quête de ce savoir a été, très concrètement, précédée, puis accompagnée d’une volonté de dénombrer les Français passés par le complexe de Mauthausen, qui débute immédiatement après la libération du camp. Parallèlement à l’établissement d’une liste des présents, qui, publiée dans le journal Libres dès mai 1945, a permis de tenir les familles informées de la situation des leurs, les ex-détenus se sont mis en quête de toutes les informations ayant trait aux décès de Français au sein du complexe de Mauthausen. Une première liste, qui fera par la suite l’objet de nombreuses corrections, est achevée quelques semaines après la libération du camp, en juin 1945, par l’Espagnol Jose Bailina [5]. Après un bilan de départ plutôt juste, dont Serge Choumoff mentionne qu’il était évalué à 8 000 [6], en fin de compte, seuls ont été retenus pendant quatre décennies les chiffres de l’ex-déporté autrichien Hans Maršálek [7], par ailleurs incontournable au sujet de Mauthausen, qui a dénombré 13 000 Français dont 8 200 morts, chiffres inscrits encore aujourd’hui dans la pierre, sur une plaque érigée à l’entrée principale du camp en 1947, au moment du départ des troupes soviétiques (à qui était revenue la zone d’occupation 01) se trouvait le camp). Un autre recensement, proposé par l’abbé Jean Varnoux, auteur d’une monographie sur le Kommando de Melk, faisait état de 7 634 Français, à l’exclusion des femmes. Le bilan statistique n’allait redescendre à un chiffre de 9 217 Français, se rapprochant de la réalité, qu’en 1991, avec le mémoire de maîtrise de Céline Lesourd portant sur l’étude démographique du groupe national français à Mauthausen, élaboré sous la direction de Jacques Bariéty et Michel Fabréguet. Par son recours à l’informatique, elle a ouvert la voie à ce qui allait constituer l’important travail de l’Amicale, auquel j’ai apporté depuis une dizaine d’années mon concours, visant à proposer, au moyen d’Internet, le parcours individualisé de chaque Français passé par Mauthausen, au sein d’un « IIIe Monument » virtuel mis en ligne depuis novembre 2007 [8]. Les corrections apportées au travail de Céline Lesourd ne changent que peu le bilan statistique. L’étude des dossiers individuels (sur lesquels nous reviendrons et qui contiennent presque tous des actes d’état civil) permet toutefois de mettre en exergue les problèmes du critère national, en raison des pratiques d’enregistrement mais également du recours à la dénaturalisation (concernant presque exclusivement les juifs). De même, par l’utilisation de nouvelles sources permettant d’apporter nombre de corrections orthographiques, des doublons ont pu être repérés dans le cas de détenus ayant reçu plusieurs immatriculations. Ont également été ajoutés un certain nombre de Français qui n’ont pas été immatriculés, qu’ils soient décédés immédiatement après leur arrivée avant d’avoir subi les formalités d’enregistrement ou qu’ils aient été dirigés directement vers les Kommandos de travail sans passer par le camp central. Ce sous-enregistrement, évalué par Michel Fabréguet (indépendamment de la nationalité des détenus) à plusieurs milliers [9], le manque de sources concernant les premières années d’existence du camp ainsi que l’absence de documents permettant d’établir avec certitude la nationalité de nombre de personnes enregistrées comme françaises nous interdisent cependant de connaître le nombre précis des Français passés par Mauthausen.

DES HOMMES DÉPORTÉS,
DES INTERNÉS CONCENTRATIONNAIRES

Si l’on peut considérer qu’est écrite l’histoire du complexe concentrationnaire de Mauthausen, il importe donc de replacer au centre du propos l’Homme, à bien des égards absent des études portant sur les camps, et souvent présenté à travers le seul prisme des souffrances endurées. Mon propos est de produire la connaissance la plus rigoureuse possible des parcours de ces hommes et des femmes qui ont subi l’épreuve de l’internement dans le complexe concentrationnaire de Mauthausen. Pour quels motifs et selon quels processus ont-ils été amenés à endurer les affres du camp autrichien ? Pourquoi à Mauthausen ? Au-delà de la tenue rayée, des images d’empilements de cadavres et de pauvres hères faméliques, largement véhiculées dès la Libération, quelles ont été au sein du complexe concentrationnaire de Mauthausen leurs conditions de survivance, qui, passée la première impression, sont loin d’avoir été uniformes ?
Il s’agit de cerner, dans la masse des détenus, la conscience de groupes constitués principalement avant l’arrivée au camp, prenant en compte à la fois les circonstances et les conditions ayant présidé à leur constitution, le sentiment d’appartenance à des entités fondées sur des critères organisationnels antérieurs à l’internement (groupes de résistance), déterminismes géographiques (hommes arrêtés lors d’une même opération de police touchant un territoire restreint), sociologiques, confessionnels. Comment tabler sur la persistance de ces groupes, une fois le détenu intégré au système concentrationnaire ? Qu’en fut-il, sous ce prisme, des arrivants tardifs, de leur possibilité de s’y agréger ? En d’autres termes, peut-on produire la connaissance des convictions collectives, qu’on a toute raison a priori de croire un facteur important de préservation de soi en territoire aussi notoirement hostile ? En contrepoint, ce sont les possibilités morales, physiques et matérielles de survie qui viennent à l’esprit.
En prolongement, l’on est amené à s’interroger sur le maintien après la guerre des liens noués lors de cette expérience extrême, notamment au sein d’une Amicale dont la vocation était de réunir les déportés et les familles de disparus de Mauthausen et de ses Kommandos. De l’étude des trajectoires collectives et individuelles jaillissent des interrogations sur les continuités et les ruptures, étant entendu que les séquences sont vécues selon la situation matérielle et mentale de chacun. Un exemple éloquent pour le résistant, la déportation ne constitue souvent que le prolongement de l’action antérieure, tandis que la victime d’une opération de représailles appréhende tout autrement son internement, et les « zones de rupture » divergent selon les cheminements individuels.
Statistiques aussi pour cerner les volontés et convictions actives. Indispensable à l’analyse, la catégorisation des individus comporte cependant un aspect réducteur, qu’il est possible d’amoindrir en proposant plusieurs grilles de lecture pour un même phénomène. Il s’agit bien de tenter de redescendre autant qu’il est possible à l’échelle de l’individu, afin de conforter les résultats statistiques obtenus, ou, au contraire, de les nuancer : on peut dégager des tendances, non des déterminismes. […]

[1Konzentrationslager Nous préférons l’utilisation de ce terme que l’on retrouve dans les documents originaux à celui de KZ dont l’emploi est plus récent.

[2M. Fabréguet, Mauthausen. Camp de concentration national-socialiste en Autriche rattachée (1938-1945), p. 32. Cette lacune est largement comblée par la thèse de Thomas Fontaine (Déporter. Politiques de déportation et répression en France occupée) soutenue le 28 mars 2013, qui constitue un cadre incontournable sur la question..

[3Joseph Attia, ancien des Bat’ d’Af, (les bataillons d’Afrique) où il fit son service militaire, membre après-guerre du gang des tractions avant (avec notamment Pierre Loutrel dit « Pierrot le Fou ») et impliqué, directement ou par le biais de ses réseaux, dans plusieurs des affaires criminelles majeures des années 1950-1960, il bénéficiera des appuis, au cours de ses nombreux procès, de ses anciens camarades du camp, parmi lesquels le révérend père Michel Riquet mais aussi, en dehors du cercle des survivants de Mauthausen, d’Edmond Michelet, ancien ministre de la Justice, ce qui lui vaudra le surnom de « roi du non-lieu ».

[4« Les Français déportés à Dora-Mittelbau », in B. Garnier, J.-L. Leleu, J. Quellien (dir.), La Répression en France, op. cit., p. 204.

[5Ayant travaillé à la Politische Abteilung (section politique du camp, relais interne de la Sicherheitzpolizei, la police de sûreté regroupant la Gestapo et la Kripo), il avait une large connaissance des divers documents qui y étaient établis quotidiennement. SHD, Ma 54/3.

[7H. Maršálek, Mauthausen mahnt ! ; Die Geschichte des Konzentrationslagers Mauthausen, Vienne, 1974-1980. Il est également l’auteur d’études portant sur les camps annexes de Gusen, Melk et Ebensee, ainsi que sur le centre d’euthanasie de Hartheim et les assassinats par gaz.

[8Le deuxième se trouve depuis 1958 au cimetière du Père-Lachaise à Paris.

[9M. Fabréguet, op. cit., p. 136-139.