MELK

Kommando de Mauthausen


TOPOGRAPHIE

La petite ville de Melk, dans une boucle du Danube, à 80km à l’ouest de Vienne, est dominée par l’une des plus resplendissantes abbayes baroques…
A égale distance en amont, c’est Mauthausen ; 20km encore, Linz : Melk s’inscrit dans la géographie danubienne de l’hitlérisme, capitale Linz, « qu’Hitler préférait entre toutes et dont il voulait faire la métropole la plus monumentale du Danube » (C. Magris, Danube).
C’est pour des motifs géologiques et stratégiques que Melk fut choisie par les nazis : une colline de sable gréseux, facile à creuser pour dissimuler aux vues aériennes et abriter des bombardements les usines de l’industrie de guerre du Reich.

Vue générale du camp, au premier plan à gauche le crématoire, au fond les bâtiments de la caserne occupés par le SS et en partie par les détenus. 1947-48 © Amicale de Mauthausen

Le camp fut installé à la limite sud-ouest de la ville, dans la caserne von Birago, ingénieur du génie qui inventa les ponts de bateaux. A l’enceinte de barbelés, lieu d’hébergement des détenus, il faut ajouter, pour mesurer l’emprise du camp, les sites des kommandos de travail : le chantier principal de Roggendorf, à Loosdorf, 7 km à l’est ; celui d’Amstetten, 30 km à l’ouest. Le crématoire, situé hors de l’espace primitif de la caserne, mais englobé dans l’enceinte de barbelés, en contrebas de l’actuelle Dorfnerstrasse, est aujourd’hui entouré d’un jardin clos, dans un bosquet de sapins.

Un face à face symbolique. Aujourd’hui comme hier, se font face deux visages de l’Autriche. Là-haut , les ors de l’église baroque, l’une des plus riches bibliothèques monastiques (qui inspira Umberto Eco pour Le nom de la rose), l’orgue dont Mozart joua en 1767, le havre confortable où Napoléon fit halte sur la route de Wagram. De la terrasse de l’abbaye, où affluent les touristes, il faut faire effort pour chercher, là-bas , de l’autre côté de la ville, quelques traces d’une autre histoire…

Vue du Danube et de l’Abbaye depuis l’enceinte Nord du camp. 1947-48 © Amicale de Mauthausen

HISTOIRE : LE « PROJET QUARTZ »

En avril 1944, un camp annexe de Mauthausen est créé à Melk, dans une caserne évacuée devant la progression de l’armée soviétique et les menaces de bombardements aériens anglo-américains depuis l’Italie.

L’objectif industriel était la construction d’une usine souterraine de roulements à billes pour le compte de l’entreprise Steyr-Daimler-Puch AG. Le programme tablait sur vingt mille détenus. En un an, quatorze mille quatre cents furent affectés à Melk, et sept mille travaillèrent en permanence sur le chantier, à partir de juillet 1944, un flux régulier d’arrivants compensant les « pertes » causées par les conditions de travail et de vie. Les déportés, loués par les SS aux entreprises, constituaient la main d’œuvre de base, affectée aux gros travaux.

Les SS et troupes de garde occupaient les bâtiments de la caserne, les détenus étant entassés dans des baraques (blocks) construites à cet effet, ainsi que dans les garages à bateaux et camions, et isolés par une enceinte de barbelés électrifiés.

Les premiers détenus durent ériger cette clôture, les treize miradors, et effectuer les terrassements préparatoires au forage des galeries dans la colline de Roggendorf. Celles-ci étaient juste terminées en avril 1945, quand les nazis durent abandonner le camp.

Les sept mille hommes de Schachtbau (nom abrégé de l’entreprise de forage à Roggendorf – les Français disent « Charbo ») y sont conduits en wagons à bestiaux, depuis un ponton aménagé près de la gare de Melk. Les autres, quelques centaines, sont affectés à de « petits » kommandos temporaires : à Amstetten, deux cents détenus sont envoyés chaque jour sur le chantier de la firme Hopferwieser, pour la construction des charpentes des galeries ; le kommando Straude, au bord du Danube, construit une station de pompage pour le camp.

C’était un va-et-vient continuel de groupes de déportés à travers le village, a différentes heures du jour, été comme hiver, par tous les temps ; les habitants ne pouvaient pas éviter ces milliers d’hommes se traînant, épuisés, hagards, l’un soutenant l’autre, au rythme des coups assénés par les kapos et les gardes. (Vinurel, Rive de cendre)

La place d’appel devant les blocks 17 et 18, au fond, la cheminée du crématoire. 1947-48 © Amicale de Mauthausen

LA POPULATION DES DÉTENUS

Un premier convoi de cinq cents déportés arriva le 21 avril 1944, composé de quatre cent vingt Français, trente Espagnols et trente Allemands. Il fut suivi le 23 avril d’un convoi de cinq cent trente-deux Français, en provenance de Mauthausen. Chaque semaine, arrivèrent des détenus de toute l’Europe (Allemands, Autrichiens, Espagnols, Polonais, Grecs, Roumains, Italiens, Yougoslaves, Russes,…), ainsi qu’un premier convoi de Juifs hongrois en provenance d’Auschwitz, le 28 mai 1944.

Le 20 septembre 1944, mille quatre-vingts déportés français, russes et polonais, évacués de Natzweiler (en Alsace annexée) sur Dachau, arrivèrent à Melk. Le dernier transport – une fraction d’un convoi parti d’Auschwitz, évacué le 27 janvier 1945 – comprenait, avec leurs gardes, des Juifs « aptes au travail » et une centaine d’enfants de moins de quinze ans survivants des camps de Pologne.

L’effectif moyen du camp s’élevait à dix mille détenus, de vingt-cinq nationalités. Des quatorze mille quatre cents hommes déportés à Melk, quatre mille huit cent un y sont morts, parmi lesquels six cent soixante-trois Français.

LA SITUATION DES FRANÇAIS

Ils furent mille cinq cents, soit 15% des détenus. Melk fut le seul camp où les Français, premiers arrivés (déportés depuis Compiègne à Mauthausen où ils étaient dirigés d’abord vers la « quarantaine »), purent occuper des postes importants dans la hiérarchie interne.

Le camp était commandé par le capitaine SS Julius Ludolf, assisté de cinq sous-officiers, dont « Musikant », le cruel et brutal responsable du Revier (infirmerie, ou prétendue telle), qui n’était pas médecin. La surveillance était initialement assurée par des éléments de la Luftwaffe – des aviateurs réformés ou sans emploi, Autrichiens en majorité –, qui furent intégrés à la Waffen-SS le 1er janvier 1945.

L’organisation internationale de résistance de Mauthausen avait pu pénétrer l’administration du camp, assurée par des détenus sous contrôle SS : le secrétariat du camp (lagerschreiber) était tenu par Hermann Hofstädt, avocat allemand antinazi, assisté d’ « Antonin Pichon » (André Ulmann), journaliste et résistant français, au secrétariat du service du travail (lagerschreibstube). Henri Scherrer avait été nommé responsable des détenus (doyen du camp : lageralteste). André Fougerousse était secrétaire de block (blockschreiber). Le docteur Guy Lemordant était affecté au Revier, sous l’autorité de Musikant. Le kommando d’Amstetten était dirigé par « Blanchard » (Henri Rosen). Tous ces hommes intervenaient du mieux qu’ils pouvaient dans la composition des kommandos, en liaison avec les comités clandestins nationaux de détenus.

On a réveillé Antoine (Antonin Pichon) à 3 heures du matin…il a trouvé le chef de camp à l’entrée de la place, ivre, hurlant et brandissant son revolver. Ludolf a d’abord traité Antoine de tête de cochon, de dégoûtation de Français, de chien de cochon (…) Antoine tient les comptes de toutes les primes que versent les firmes. Personne d’autre ne sait le faire parmi les gardiens. Une partie seulement des primes sert à payer le tabac des détenus ; le reste sert à payer le schnaps, les cigarettes et les cigares de Ludolf ; si on tuait Antoine, personne ne se retrouverait dans ses comptes et le contrôle découvrirait les fuites. C’est la simplicité même. Les malversations des officiers SS – quand elles sont découvertes – sont punies par l’envoi en camp de concentration ! Ludolf se laisse donc reconduire jusqu’à la porte du camp. (Ulmann, Souvenir de voyage)

La place d’appel. Au fond le block 5, à gauche les blocks 17 et 18. 1947-48 © Amicale de Mauthausen
Vue intérieure d’un tunnel © Amicale de Mauthausen
Les garages de la caserne transformés au premier étage en block, au rez-de-chaussée en cuisine, buanderie, atelier et garage. 1947-48 © Amicale de Mauthausen

LE QUOTIDIEN

Si le percement des galeries et le bétonnage des voûtes étaient particulièrement dangereux et épuisants, le quotidien de tous les détenus dans l’ancienne caserne surpeuplée était des plus pénible : la vallée du Danube était balayée tout le long hiver par le vent, la pluie et la neige, et le bref été était brûlant ; la malnutrition, inscrite dans la logique du système, était aggravée par les trafics des SS ; aux deux appels quotidiens, s’en ajoutaient d’autres, interminables, à toute heure du jour et de la nuit ; les brutalités, le meurtre à coup de gummi, sanctionnaient toute infraction réelle ou supposée. L’implacable élimination des plus faibles était la loi.

Dans le petit matin glacé ou neigeux, la colonne de plusieurs centaines d’hommes, en rang par cinq, qui passe la porte, comptée rang après rang par le chef de poste et son adjoint, est déjà impressionnante par sa masse. Mais à six heures du soir, quand il fait nuit, ou pire encore, à dix heures au retour de l’équipe de l’après-midi, le spectacle devient terrifiant. Instinctivement les faibles, les malades ou encore les protégés (comme moi) tremblent à l’idée d’être un jour sur les rangs. Les semelles de bois claquent sur le pavé, à un rythme saccadé, qui n’a rien à voir avec le pas cadencé des soldats. Les silhouettes sont raidies, les gestes anguleux, les rayures uniformisent la masse qui se déplace comme un bloc. Les visages, quand on parvient à les distinguer, sont burinés par la fatigue, pommettes saillantes et orbites creusées. La lumière électrique accentue la fantasmagorie générale du défilé qui dure. Par centaines s’égrène l’interminable chapelet des détenus. Les derniers rangs charrient les résidus de huit heures de travail forcené et de deux heures de transport. Dans un rang de cinq hommes, deux doivent être soutenus voire portés par les bras noués des trois autres. Certains sont traînés sur le sol, mais il faut garder la cadence. Dans les cas les plus graves, fréquents surtout en ce mois de décembre, le dernier rang n’est plus un alignement de cinq hommes, mais quatre porteurs d’une planche sur laquelle repose un cinquième, épuisé, inconscient, blessé, mourant, mort. Au choix… mais le compte y est : « en rangs par cinq » (Saint Macary, Mauthausen : percer l’oubli).

Même le Revier concourait à rendre toujours plus précaire la survie : prévu pour trois cents malades et sans ressource médicale, il en contint jusqu’à mille sept cents, dans deux baraques où ils s’entassaient sans grandes chances de guérison, et sous l’œil de Musikant. Les malades et les blessés les plus atteints étaient évacués sur Mauthausen. Jusqu’en novembre 1944, y étaient transportés aussi les cadavres. A cette date, entra en service le four crématoire construit, par les détenus, à côté du Revier. Du 6 novembre 1944 au 15 avril 1945, quatre mille quarante-huit hommes y furent incinérés.

LE BOMBARDEMENT DU 8 JUILLET 1944

A 11 heures, l’aviation anglo-américaine bombarde le camp, le considérant comme une caserne allemande : deux cents détenus sont tués, en majorité des Juifs hongrois des équipes de nuit, prisonniers du feu dans le seul block verrouillé. Le bombardement fait aussi deux cents blessés dans le camp, plus quelques victimes parmi les habitants de Melk. Les abords, pourtant très visibles, du chantier souterrain de Roggendorf, ont été épargnés.

L’ÉVACUATION

Une colonne de détenus quitte le camp en avril 1945 (?) © Amicale de Mauthausen

Le camp de Melk ne fut pas libéré, mais évacué à l’approche de l’armée soviétique. Auparavant, le 1er avril 1945, le travail cessa définitivement à Roggendorf : sur ordre du commandement SS, Ludolf a pris la décision de faire exploser les galeries après y avoir entassé l’ensemble des détenus. Tandis que les Français s’activent pour saboter l’opération (« Pichon » au camp, Pierre Laidet chargé par lui de trouver la boite de jonction des câbles qui devaient déclencher l’explosion), le Dr. Sora – médecin autrichien de la Lufwaffe affecté au camp, qui avait refusé de porter l’uniforme SS – obtient des autorités régionales qu’elles empêchent le massacre.

Le 7 avril, les malades du Revier furent transportés en train vers celui de Mauthausen. Le 13 avril, les détenus jugés les plus faibles furent embarqués sur des péniches jusqu’à Linz, où ils entamèrent une marche forcée de plus de cent kilomètres vers le camp d’Ebensee (près du lac Traunsee), que peu d’entre eux atteindront. Quant aux « valides », ils furent acheminés le 15 avril, soit par camion, soit en wagons à bestiaux, jusqu’à Ebensee, où ils arrivèrent bien avant les malheureux venus à pied de Linz et encore vivants, s’ajoutant aux seize mille détenus d’Ebensee, qui fut libéré le 6 mai 1945.

MÉMOIRE (1671)

Après la guerre et jusqu’en 1955, Melk se trouvant dans leur zone d’occupation, les Soviétiques cantonnèrent des troupes dans la caserne. L’URSS exigea de la municipalité la préservation du crématoire.

La caserne abrite aujourd’hui un régiment du génie, et n’est pas ouverte à la visite, sauf à l’occasion de cérémonies internationales, comme en mai 2005. L’Appellplatz n’a pas changé d’aspect, mais rien ne subsiste des baraques du camp. Le garage des bateaux et celui des camions, qui abritaient une partie des détenus, sont conservés.

Le crématoire constitue le mémorial du camp. Créé en 1992 dans une pièce attenante au four, un petit musée rassemble quelques documents photographiques montrant les installations industrielles et évoque le sort des détenus. Classé monument historique, le site du crématoire, qui appartient à l’Etat fédéral autrichien, est sous la responsabilité du ministère de l’Intérieur, et la ville de Melk est chargée de son entretien. Les autorités locales marquent de leur présence, en y associant le lycée de l’Abbaye et les écoles de la ville, les cérémonies internationales annuelles, qui ont lieu à Melk, début mai, le lundi suivant la commémoration de la libération de Mauthausen.

Le nom du Docteur Josef Sora a été donné en 2000 à une place de la ville. Un monument y a été érigé en 2003, en hommage aux victimes du nazisme.

Du chantier de Roggendorf, il n’est d’autres traces visibles qu’un tas de sable, témoin du déblaiement des galeries par les détenus. Les six grands tunnels et les centaines de mètres de galeries adjacentes percées dans les collines de sable du Wachberg sont difficiles d’accès, les entrées ayant été obstruées.

DOCUMENTATION ET TÉMOIGNAGES

  • Bertrand Perz, Projekt Quarz, Steyr-Daimler-Puch und das Konzentrationslager Melk, Verlag für Gesellschaffskritik, Vienne, 1991.
  • Gordon J. Horwvitz, Mauthausen, ville d’Autriche. Ch. 5 : Autour du monastère. Le Seuil, Paris, 1992.
  • Daniel Piquée-Audrain, Mauthausen, plus jamais ça. 22 dessins à la plume. Amicale de Mauthausen, Paris, 1967.
  • André Ulmann, Souvenir de voyage, « Europe », juin 1946. Poèmes du camp. Mauthausen, Melk, Ebensee. Julliard, 1969.
  • Christian Bernadac, Déportation. T. 3 : le 9è cercle, ch. 5 : Melk. Témoignages de René Gille, Robert Monin, Raymond Hallery, André Laithier, André Ulmann, Pierre Pradalès. France Empire, 1993.
  • Jean Varnoux, Clartés dans la nuit. La résistance de l’Esprit. Journal d’un prêtre déporté, Editions de la Veytizou, Amicale de Mauthausen, 1995.
  • Jean-Claude Dumoulin, Du côté des vainqueurs. Editions Tirésias, 1999.
  • Ernest Vinurel, Rive de cendre. Transylvanie, Auschwitz, Mauthausen. L’Harmattan, Coll. Mémoires du XXè siècle, 2003.
  • Pierre Saint Macary, Mauthausen : percer l’oubli. Mauthausen, Melk, Ebensee. L’Harmattan, Coll. Mémoires du XXè siècle, 2004.

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MELK, camp annexe de Mauthausen

Des tunnels pour l’industrie de guerre :le "projet Quartz"

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