Les déportés de l’opération Meerschaum


Après de rapides victoires à l’est comme à l’ouest au début de la guerre, la situation se complique pour l’Allemagne nazie à partir de 1942, en Afrique du Nord et, plus encore, en Union soviétique, notamment après sa défaite à Stalingrad. Le Reich s’enlise alors dans un conflit qu’il doit mener en infériorité numérique et économique, avec des besoins en armement de plus en plus importants, alors que les forces productives du pays sont mobilisées sur les différents fronts. Ces besoins économiques entraînent l’émergence d’une nouvelle vision des camps de concentration qui est celle d’Oswald Pohl, chef du WVHA [1], qui écrit à Himmler le 30 avril 1942 que « la guerre a amené un net changement de la structure des KL, et a radicalement modifié leurs tâches quant à l’emploi des internés. Leur internement seulement pour des raisons de sécurité, d’éducation ou de prévention n’est plus au premier plan. Le centre de gravité s’est déplacé vers l’économie. La mobilisation de toutes les capacités de travail des internés, d’abord pour les besoins de guerre – accroissement de l’armement – […] se place de plus en plus au premier plan. » [2] Le 14 décembre 1942, Himmler promulgue un décret visant à l’envoi en KL de « 35000 hommes aptes au travail » [3]. Relayée trois jours plus tard par Müller aux services régionaux de la Gestapo, cette opération de « recrutement » de main d’œuvre en Europe de l’ouest constitue l’« Aktion Meerschaum » (« écume de mer »). L’échéance, fixée dans un premier temps au 30 janvier 1943, est finalement repoussée à la fin juin. Pour la France, six transports sont organisés : vers Sachsenhausen le 24 janvier, le 28 avril et le 8 mai 1943, un vers Buchenwald à la fin juin et deux partis de Compiègne à destination de Mauthausen les 16 et 20 avril 1943. Le premier de ces deux transports comprenait au moins 994 hommes parmi lesquels 927 Français dont seulement 924 ont été immatriculés deux jours après leur départ à Mauthausen, Hugues Hazard, Raymond Michaudeau et Jacques Richard s’étant évadés au cours du transfert en wagons à bestiaux. Pour le second transport, nous avons retrouvé la trace de 997 hommes dont 933 étaient de nationalité française. Parmi eux, dix n’ont pas franchi les portes du camp central deux jours après leur départ de France, ayant eux aussi réussi à s’évader alors que le convoi se trouvait encore sur le sol français. A la différence de leurs prédécesseurs, ils seront rapidement repris par les Allemands, internés dans plusieurs prisons parmi lesquelles Metz, Bruchsal ou Saarbrücken, et arrivent à Mauthausen le 22 mai pour sept d’entre eux, le 19 juin pour deux Français et un Belge immatriculés en compagnie de sept autres Français évadés du transport Meerschaum parti le 28 avril en direction de Sachsenhausen. A Mauthausen, les hommes du premier transport reçoivent des matricules entre les numéros 26173 et 27163, les seconds entre les numéros 27 732 et 28 718. Quant aux évadés arrivés plus tard, la série des 29 900 pour les entrants de mai, et celle des 31 800 pour ceux de juin, sont concernées.
Ces quelque 2000 Français ont été arrêtés le plus souvent peu de temps avant leur déportation pour des motifs très divers où la conjoncture joue parfois un rôle essentiel comme c’est le cas pour le quart d’entre eux, qui ont été fait prisonniers lors de rafles parfois organisées dans le seul but de mettre la main sur des hommes aptes à travailler pour le Reich. C’est ainsi que d’importantes opérations sont organisées les 2 et 5 mars 1943 à Nancy ou bien encore le 1er mars à Villeurbanne dans la banlieue lyonnaise. Entre le 15 février et le 3 avril, ce sont 447 hommes au moins qui sont interpellés dans le cadre de ces opérations menées par les autorités allemandes. Outre des hommes jeunes, elles visent tout particulièrement les improductifs ou jugés comme tels, sur la base de rapport des renseignements généraux ou en raison de leur présence dans des « lieux de plaisir » tels que les cafés, bars ou champs de courses à des heures où les autorités estiment qu’ils auraient dû se trouver au travail. Enfin, les Allemands mènent une véritable « chasse aux suspects », anciens communistes ou syndicalistes ou plus vaguement soupçonnés de sentiments antiallemands et considérés comme « douteux ». Là encore, le fichage de la police française, mais également des dénonciations parfois très vagues, furent largement utilisés. Dans le même ordre d’idées, les autorités allemandes prennent sous leur contrôle plusieurs dizaines de détenus condamnés, essentiellement pour activité communiste par des tribunaux français.
Les protestations contre les lois sur le travail [4] et les infractions à ces dernières constituent le motif d’arrestation de plus de 250 Français. Aux côtés des « défaillants » (46 %) qui n’avaient pas rejoint l’Allemagne et des travailleurs ayant abandonné leur emploi au service du Reich (11 %), se trouvent plusieurs dizaines d’hommes ayant tenté de toucher à plusieurs reprises la « prime d’équipement » de 1000 francs, versée lors de la signature d’un contrat de travail dans un bureau de placement allemand, alors qu’il était formellement interdit de contracter un nouvel engagement tant que le précédent n’était pas arrivé à son terme. Outre ces contrevenants, dont la démarche est le plus souvent solitaire, une centaine de Français ont été arrêtés pour avoir manifesté dans le cadre de ces réquisitions de main-d’œuvre, à Pithiviers, dans la Meuse à Ligny-en-Barrois ou au Lude dans la Sarthe, en allant déposer des gerbes aux monuments aux morts en chantant la Marseillaise les jours de conseils de révision. C’est au sein même de transports de travailleurs que d’autres manifestent bruyamment à l’occasion de leur départ : dix-huit Français parmi les 24 arrêtés en gare de l’Est le 8 mars 1943 à la suite d’ « incidents » en gare de Poitiers sont déportés à Mauthausen par les transports d’avril en compagnie de 34 autres ayant entonné des chants patriotiques et apposé des inscriptions sur les wagons, également arrêtés à Paris dans les mêmes conditions quatre jours plus tard.
Aux côtés de ces hommes pour lesquels le contexte du premier trimestre de l’année 1943 a joué un rôle crucial dans leurs arrestations se trouvent des membres d’organisations de résistance qui représentent un dixième des deux convois. Il s’agit, à de notables exceptions près, de membres des échelons inférieurs des groupements ou de résistants impliqués dans des affaires ne nécessitant que peu d’investigations, à l’inverse des hommes qui seront déportés sous le sigle Nuit et Brouillard à partir de l’été. A leurs côtés se trouvent plus d’une centaine d’hommes arrêtés pour activité communiste. Cette présence relativement faible s’explique par leur faible présence au sein des prisons françaises qui ont été vidées de cette catégorie de détenus par les fusillades d’otages et les premiers convois de déportation de l’année 1943. Alors que les communistes des trois petits transports d’ex-otages extraits des prisons de Fresnes et du fort de Romainville et dirigés à la même période à Mauthausen via Trêves et des transports de NN acheminés en Autriche après une période de transit à Sarrebruck Neue Bremm étaient majoritairement membres de la branche armée, nous sommes ici en présence de militants politiques. Notons enfin la présence plus forte qu’à l’accoutumée de Français arrêtés pour passage ou assistance au passage d’une frontière, mais également de détenus arrêtés pour un motif de droit commun.

Arrivés à Mauthausen, les déportés français issus de ces deux premiers grands transports organisés en France pour l’Autriche restent au camp central pour une durée relativement longue souvent supérieure à un mois, à l’exception de quelques dizaines de détenus transférés à Gusen les 6 et 10 mai 1943, essentiellement issus du premier convoi. Ils y reçoivent un nouveau matricule, Gusen étant doté de sa propre série matriculaire qui ne sera rattachée à celle du camp central que le 23 janvier 1944. Un regard sur le développement spatial du complexe concentrationnaire de Mauthausen fournit une explication à cette durée plus longue qu’à l’ordinaire. Essentiellement voués à la production d’armement et à l’enfouissement de celle-ci, l’arrivée des déportés français a précédé la création des Kommandos de travail auxquels ils étaient destinés. La situation change le 2 juin 1943 avec le départ d’un premier groupe de 330 détenus, essentiellement français à l’exception des postes de l’encadrement, pour le sud de l’Autriche, dans les Karawanken, où ils fondent le Kommando du Loibl Pass dont l’objectif est le percement d’un tunnel dans la montagne frontalière de la Slovénie. Ils sont rejoints le 15 juillet par un groupe de 250 Häftlinge là encore très majoritairement issus des deux convois du printemps. Le Loibl Pass n’est pas le seul Kommando de Mauthausen à avoir été inauguré par les Français en 1943. Après quelques arrivées sporadiques en juin, 280 Français, dont 254 étaient issus des convois Meerschaum, sont inclus dans un transfert de 722 détenus étaient le 8 août 1943 vers le Kommando de la banlieue viennoise de Wiener Neustadt, site choisi pour la production de fusées V2 pour le compte de la firme Rax. Après les bombardements du site par l’aviation alliée à l’été 1943, une partie des hommes est transférée à Redl-Zipf où ils arrivent les 30 octobre et 13 novembre, dans deux transports de 600 et 200 hommes comprenant respectivement 418 et 149 Français. Les autres sont envoyés à Buchenwald le 20 novembre où ils seront pour la plupart affectés à Dora trois jours plus tard. Ce ne sont pas les premiers à avoir rejoint ce camp de concentration où près d’une cinquantaine de Français avaient été dirigés le 19 mai précédent. Quelques jours après le départ de ces Français à Buchenwald, 101 Français immatriculés à Mauthausen dans les 26-28 000, pour beaucoup revenus du Loibl Pass au camp central le 17 novembre, sont envoyés à Auschwitz le 1er décembre 1944.

Le taux de décès des déportés arrivés au printemps 1943 est relativement faible, notamment en comparaison de celui de leurs compatriotes arrivés au printemps suivant, et plus encore à partir de septembre 1944. Sur les 1 857 Français arrivés en Autriche en avril 1943, 1 022 sont rentrés en France. Si la plupart ont été libérés de Mauthausen ou de l’un de ses Kommandos (845 hommes) [5], 147, transférés vers d’autres camps du complexe concentrationnaire nazi, ont vu l’arrivée des troupes alliées à Buchenwald, Dora, Ravensbrück ou Bergen Belsen. Outre six détenus ayant bénéficié d’une libération entre janvier 1943 et janvier 1944 [6], quatorze Français sont parvenus à s’évader du Kommando de Loibl Pass, essentiellement dans les derniers mois de l’année 1944. Tous sont parvenus à rentrer en France, à l’exception d’André Ménard, décédé en Yougoslavie. 817 autres compatriotes sont décédés avant le retour, dont 56 après la libération et dans les hôpitaux. 611 sont morts au sein du complexe concentrationnaire de Mauthausen, essentiellement au camp central ou à Hartheim [7], surtout parce que les Kommandos au sein desquels ils étaient employés renvoyaient au camp central les détenus inaptes au travail, en raison de l’absence de fours crématoires notamment. Ainsi, seuls six Français immatriculés dans les 26000-29000 sont décédés au Loibl Pass alors que plusieurs centaines d’entre eux y avaient été affectés. Les deux seuls Kommandos comptant plus de cinquante décès sont Redl-Zipf, et surtout Ebensee, camp annexe où échouent nombre de Häftlinge du complexe de Mauthausen dans les dernières semaines de la guerre à une période particulièrement mortifère. Par ailleurs, 150 Français sont décédés après avoir été transférés vers d’autres camps et c’est à Dora que la plupart d’entre eux périssent, le plus souvent rapidement après avoir été intégrés dans les effectifs de ce Kommando où la mortalité s’avère particulièrement effroyable.

Adeline Lee

Témoignages :

BALSAN Louis, Le ver-luisant, Issoudun, Gaignault-Editeur, 1973.

CHARLET Gaston, Karawanken. Le bagne dans la neige, Limoges, Imprimerie Rougerie, 1955, 191 p.

CHAUVIN Jean-René, Un trotskiste dans l’enfer nazi, Mauthausen, Auschwitz, Buchenwald, 1943-1945, Paris, ed. Syllepse, coll. « Mauvais Temps », 2006, 245 p.

LACAZE André, Le tunnel, Paris, Julliard, 1978 (rééd 1979), Paris, Presses Pocket, 2 Vol. 348 + 380 p.

LE CAËR Etienne et Paul, K.L. Mauthausen. Les cicatrices de la mémoire, Bayeux, Heimdal, 1996, 240 p.

LE CAËR Paul, Schlier, 1943-1945, Amicale de Mauthausen, Paris, 1984.

LE CAËR Paul, Les mystères nazis du lac Toplitz, imp. Marie, 2002, 120 p.

[1Wirtschafts-Verwaltungshauptamt : Office central d’administration économique de la SS. Créé au printemps 1942, cet organisme se trouve en charge de la gestion de la main-d’œuvre concentrationnaire au bénéfice de l’économie allemande.

[2R-129, Lettre du 30 avril 1942 de Pohl à Himmler, Procès des grands criminels de guerre devant le tribunal militaire international, tome 38, Nuremberg, 1947.

[3PS-1063 d, ordre de Müller, chef de la Gestapo, Procès des grands criminels de guerre devant le tribunal militaire international, tome 26, Nuremberg, 1947.

[4À la loi du 4 septembre 1942 sur« l’utilisation et l’orientation de la main d’œuvre » (JO du 13 septembre 1942, p. 3122, loi n° 869), mais surtout, à celle du 16 février 1943 instaurant le Service du Travail Obligatoire (STO).

[5Essentiellement d’Ebensee où ont été affectés la plupart des hommes auparavant employés à Redl-Zipf, mais aussi au Loibl Pass. A la libération, une partie des hommes ont formé la Brigade française Liberté incorporée à la 16ème division de la 3ème Armée Yougoslave (voir la présentation du Loibl Pass). Les survivants de ce Kommando ont été rapatriés pour la plupart à Marseille et Mulhouse les 7 et 19 juin 1945.

[6Un autre Français est libéré après son transfert à Buchenwald.

[7132 Français issus de ces deux transports y ont été gazés au cours de l’année 1944.