Le convoi du 22 mars 1944


Le 25 mars 1944, trois jours après leur départ du Frontstalag 122 de Compiègne Royallieu, 1 218 hommes, parmi lesquels 1 132 Français, sont immatriculés à Mauthausen entre les numéros 59 479 et 60 696. Ce transport est composé de trois grandes catégories de détenus arrêtés à des périodes diverses. On y trouve, d’une part, un quart de militants communistes, condamnés par les tribunaux français à des peines de prison ou aux travaux forcés pour une durée inférieure à 10 ans. Arrêtés pour la plupart en 1941 et 1942 par les Brigades Spéciales des renseignements généraux, ils sont internés à proximité de leur lieu d’arrestation – à La Santé ou à Fresnes pour les hommes interpellés en région parisienne – avant d’être dirigés sur les centrales de Caen, Clairvaux, Fontevrault et Poissy. Ils gagnent la nouvelle prison de Blois, en septembre et octobre 1943, après la décision de regrouper, dans seize « maisons de concentration », les prévenus condamnés pour des faits en lien avec l’activité terroriste, afin de faciliter la surveillance de détenus jugés particulièrement dangereux [1]. Le 18 février 1944, tous sont remis aux autorités allemandes qui les acheminent sur Compiègne [2].
Aux côtés des communistes, des hommes arrêtés pour leur appartenance à la Résistance organisée, qui sont ici moins nombreux que dans le transfert à Mauthausen de 500 détenus de Buchenwald à la fin février 1944 ou dans les transports de « NN-Gestapo » arrivés au camp à la même période. Ce taux plus faible s’explique par la chronologie des arrestations et des déportations depuis la France. Les résistants arrêtés en 1943 ont été massivement déportés en janvier 1944 à Buchenwald lorsque Compiègne se vide de la majorité de ses détenus. La moitié des membres de groupes de résistance déportés à Mauthausen le 22 mars ont également été arrêtés en 1943, mais leurs arrivées tardives à Compiègne, le plus souvent à la fin janvier ou en février 1944, expliquent qu’ils n’aient pu être inclus dans les transports dirigés sur Buchenwald du début de l’année. Essentiellement originaires de la zone sud, membres de l’ORA, de Marco-Polo, de Combat ou de l’AS, leurs arrestations se placent dans le cadre de la poursuite des investigations après les arrestations de résistants figurant dans le « rapport Flora » [3]. Les arrestations du début de l’année 1944 touchent également la zone sud, et notamment Toulouse le 14 février, date à laquelle 26 résistants travaillant à l’impression de tracts, journaux et brochures pour le compte d’organisations diverses au sein des imprimeries d’Henri et de Raoul Lion tombent aux mains des autorités allemandes. Parmi eux, Georges Séguy, futur secrétaire général de la CGT, alors âgé de 16 ans. La zone nord est également représentée par des militants de l’OCM et de son réseau Centurie, de Cohors-Asturies, ou bien encore de Libération Nord. L’on trouve enfin la présence de quelques maquisards, parmi lesquels neuf stagiaires de l’école régionale des cadres du maquis créée par le service Périclès, cantonnés à la maison forestière du Lampy, sur le territoire de la commune de Dourgne dans le Tarn, faits prisonniers lors d’une attaque allemande le 15 février.
Majoritaires parmi les détenus arrivés de Buchenwald à Mauthausen le 25 février 1944 et dans le transport direct arrivé en Autriche le 8 avril suivant, les militants communistes et les membres d’organisations de résistance sont ici largement devancés par les victimes d’opération de représailles qui représentent 37 % du convoi. Près de 60 % de ces derniers ont été arrêtés dans l’Ain entre le 5 et le 13 février, dans le cadre de l’Aktion Korporal menée par les Allemands en répression des agissements des maquis de la région. Aucune commune du Bugey et du Valromey n’est épargnée. Le dimanche 6 au matin, le village de Brénod est encerclé. Le 7, les Allemands sont à Aranc, Saint-Rambert-en-Bugey et Hauteville-Lompnès, à Ruffieu et Ambérieu-en-Bugey le lendemain, à Nantua le 10 où, sur l’heure de midi, des policiers en civil accompagnés d’officiers du SD se présentent à la brigade de gendarmerie, se font remettre les armes et les munitions et emmènent les gendarmes à l’Hôtel de Lyon en vue de les interroger au sujet des maquis de la région. Le lendemain, à Oyonnax, plusieurs dizaines d’hommes sont appréhendés, chez eux ou dans les rues, et sont conduits à l’hôtel des postes de la ville. Les autres rafles représentées dans ce transport ne revêtent pas l’ampleur des opérations menées dans l’Ain et répondent à un acte précis et isolé : en octobre 1943, douze hommes sont arrêtés à Nîmes après le jet, le 19 du mois, d’un engin explosif sur une colonne allemande quittant la caserne Montcalm. Le 1er février, à Grenoble, ils sont 21 à être interpellés suite à la pose de bombes dans des cabanes en planches, quai Claude Bernard, qui ont explosé au passage d’un détachement allemand. Le 11 novembre précédent, 35 Grenoblois avaient déjà été arrêtés après le regroupement devant le monument des Diables Bleus, place Paul Mistral. Le 20 janvier 1944, une quarantaine de jeunes des communes morbihannaises de Guilliers, Mauron, Loyat et Evriguet étaient arrêtés par les Allemands à la suite de la découverte, deux jours auparavant, du corps d’un soldat allemand appartenant à une commission de réquisition de chevaux.

Les conditions de transfert à Mauthausen sont semblables à celles connues par la majorité des déportés de répression incorporés dans les grands convois partant de France en direction du Reich. La faim, la soif, la promiscuité, endurées pendant les trois jours de transport sont aggravées après le regroupement des hommes dans un nombre de wagons inférieur à celui du départ de Compiègne, après des tentatives d’évasion alors que le train n’a pas quitté la France. Les représailles habituelles suite à la découverte de dégradation de wagons, consistant essentiellement à faire déshabiller les hommes, entraineront la mort d’Henri Guido de deux balles dans le ventre après qu’un Allemand a constaté qu’il avait gardé son linge de corps. Il décèdera quelques heures après dans le wagon. Emile Legueut, également blessé à la cuisse lors de l’opération, eut plus de chance et put regagner la France en 1945. Après les formalités d’usage à l’arrivée et quelques semaines de quarantaine, la majorité des nouveaux Häftlinge sont envoyés au travail dans les camps annexes. Auparavant, à compter du 14 avril, au moins 143 Français, portant des patronymes allant de Colombain à Olivier, avaient été envoyés à la carrière de Wiener Graben pour le compte de la DEST. Le 9 mai, 89 d’entre eux prennent le chemin de Gusen dans un transport de 200 détenus dont 158 Français [4]. Au moins 70 des 89 Français sont employés dans la carrière de Kastenhof, tandis que les autres sont affectés à des emplois divers. Avant le 9 mai, 252 Français avaient déjà quitté Mauthausen pour rejoindre le camp de Gusen, notamment le 8 avril, date à laquelle débutent les transferts des hommes arrivés le 25 mars, le 28 avril ou le 6 mai [5]. Par la suite, un tiers des 445 déportés immatriculés dans les 59-60 000 transférés à Gusen seront affectés à Gusen II. Derrière Gusen, Wiener Neudorf est le second camp annexe à bénéficier de ces arrivées nouvelles de détenus : le 16 avril, 127 Français, dont les noms allaient de Muller à Talle, rejoignaient ce Kommando de la banlieue viennoise dans un transfert de 272 hommes, en compagnie de 5 autres Français immatriculés précédemment. Deux jours auparavant, 52 Français, pris dans les derniers matricules, avaient été transférés à Linz I. La plupart allaient rejoindre Linz III, le plus souvent le 18 juin, avec d’autres détenus arrivés plus tardivement à Linz I. Le 17 avril, 87 autres rejoignaient, au Loibl-Pass, leurs camarades arrivés à Mauthausen un an auparavant dans un transport composé presque exclusivement de Français. Le 3 mai, enfin, ils sont 52 à être envoyés à Passau II – Waldwerke avec 73 autres Häftlinge, Français pour la moitié d’entre eux. D’autres Kommandos ne sont que faiblement et plus tardivement concernés par les transferts de Français arrivés le 25 mars 1944 à Mauthausen. Ces départs plus tardifs, au sein de transports majoritairement composés d’étrangers, s’expliquent le plus souvent par un passage au Revier du camp central.
Quelques mois après leur arrivée, 92 hommes quittent le complexe concentrationnaire de Mauthausen. Les 27 octobre et 4 novembre, 21 et 28 Français, qui avaient été dirigés sur Passau le 3 mai suivant, prennent la direction de Flossenbürg. La majorité d’entre eux sont rapidement affectés au Kommando de Zschachwitz, les 8 et 7 novembre. L’autre transfert important concerne le camp d’Auschwitz, où partent au début du mois de décembre 38 hommes arrivés en Autriche le 25 mars. Parmi eux, 23 avaient été ramenés au camp central les 17 et 30 novembre des Kommandos de Loibl-Pass et de Linz III [6].
Le taux de mortalité des déportés de ce convoi est important : plus de la moitié des 1132 Français ayant franchi les portes du camp central à l’aube du printemps 1944 ne reverront pas la France. Parmi eux, plus d’une centaine est demeurée au camp central, souvent les plus faibles, fortement éprouvés par les trois jours particulièrement difficiles passés dans les wagons à bestiaux. Les deux premiers morts sont enregistrés dès le 29 mars, tandis que 29 autres décèdent au cours du mois suivant [7]. Le nombre de Français décédés au printemps est plus important que ne le laissent paraître les archives du camp de Mauthausen, les décès survenus à Hartheim étant antidatés de plusieurs mois. Ainsi, une partie des 77 Français gazés au château d’Hartheim, officiellement entre le 29 juillet 1944 et le 3 janvier 1945, sont, pour la plupart, probablement morts au printemps [8]. Après le printemps 1944, le camp central n’est que faiblement concerné par les décès de Français, la majorité étant alors disséminés dans les Kommandos. Ce taux remonte en 1945, et tout particulièrement en mars, les camps annexes renvoyant alors massivement leurs malades à Mauthausen, à l’exception de Gusen où le nombre de décès mensuels dépasse les dix détenus, à compter du mois de novembre 1944, et ne cesse par la suite de croitre jusqu’en avril 1945, à l’exception d’un léger recul en mars. La rudesse de l’hiver autrichien, la pénurie alimentaire accrue par l’augmentation continuelle du nombre des concentrationnaires, la fatigue et les maladies consécutives à de longs mois de détention expliquent nombre de ces décès. Tous les Kommandos ne sont cependant pas aussi mortifères que Gusen. Ainsi, la plupart des Français de Linz III, Loibl Pass ou Wiener Neudorf ont pu rentrer en France après la libération en mai 1945. Les détenus libérés de Mauthausen le 5 mai 1945 sont rapatriés par le centre du Lutetia, majoritairement le 19 mai, ceux de Linz III étant acheminés le plus souvent par celui de Longuyon le 20 mai ou à Mulhouse le 24 du mois. Quant aux libérés du Loibl-Pass, la plupart regagnent la France au sein de deux grands groupes dirigés sur Marseille et Mulhouse les 7 et 19 juin 1945.

Adeline Lee

[1Le but était d’éviter les évasions, plus aisées au sein des prisons départementales, mais également, pour le gouvernement de Vichy, de garder sous sa coupe cette catégorie de prisonniers. Voir le rapport de l’inspecteur général au directeur de l’administration pénitentiaire du 1er octobre 1943, AN F/60/1443, chemise « administration pénitentiaire ».

[2Voir la fiche événement sur les détenus livrés par Vichy aux autorités allemandes.

[3AN 72 AJ 104. Daté du 19 juillet 1943, le rapport Flora, dérivé du premier nom de cette liste de 240 résistants, Auguste Floiras, fait le bilan d’une des plus importantes opérations répressives de la Gestapo en zone sud. Voir Jean-Marie GUILLON, « Affaire Flora » in Dictionnaire historique de la Résistance, dir. François MARCOT, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, pp. 772-773.

[4Seuls quatre d’entre eux n’ont pas été déportés de Compiègne le 22 mars 1944.

[5Ils sont 30 à quitter Mauthausen pour Gusen le 8 avril, 126 le 28 et 52 le 7 mai. Nous n’avons mentionné ici que les transferts les plus importants.

[6Respectivement quatorze et neuf hommes.

[7Un le 30 mars, les autres en avril.

[8Voir les travaux de Pierre Serge Choumoff sur le sujet.